Le succès remporté par Syriza lors des législatives grecques du 6 mai est un événement pour toute l’Europe. Arrivée en deuxième position, cette formation de la gauche radicale est désormais la principale force d’opposition aux politiques de la «troïka» (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) relayées par les partis du centre, gauche et droite réunies. Dans un pays en décomposition accélérée, où s’étend l’ombre délirante des néonazis, elle incarne la seule lueur d’espoir. Face à la dégénérescence de l’Europe néolibérale, c’est par Athènes que passe aujourd’hui l’alternative.
Sociale, antiraciste, écologiste, Syriza et son jeune leader, Alexis Tsipras, représentent une nouvelle gauche radicale dont l’identité s’est forgée dans le creuset altermondialiste. Fille du mouvement ouvrier né au XIXe siècle et des mouvements sociaux apparus au lendemain de 1968, elle constitue une synthèse politique inédite.
Cette nouvelle gauche radicale est celle des travailleurs mais aussi des dépossédés. L’anticapitalisme qu’elle promeut ne se limite pas à l’antagonisme capital-travail. Comme l’a montré David Harvey dans son ouvrage récemment publié en français, le Nouvel Impérialisme, le capitalisme ne repose pas seulement sur l’exploitation des salariés. Il procède aussi par la dépossession des populations. Privatisations, réduction des droits sociaux, marchandisation de la nature, fiscalité antiredistributive, prolétarisation de gigantesques masses rurales sont autant de modalités extra-économiques permettant de générer du profit lorsque la machine productive s’enraye. La dépossession est ainsi reconnue pour ce qu’elle est : un pivot de la lutte des classes tout aussi essentiel que l’exploitation salariale.
Cette nouvelle sensibilité politique a appris à articuler la diversité lors des forums sociaux et contre-sommets altermondialistes. La dépossession capitaliste affecte des populations hétérogènes. Si la déforestation et le crédit impôt recherche ont tous deux pour fonction de soutenir la rentabilité du capital, l’alliance politique des paysans expropriés et des universitaires ne va pas de soi. La lutte contre la dépossession, son articulation avec les mouvements ouvriers, féministe et antiraciste implique en ce sens de fédérer des incommensurables : nul axe ne peut être subordonné à un autre et tous participent de la résistance à la logique du système. La construction d’un projet politique commun suppose de penser l’articulation de ces combats.
Pour autant, cette nouvelle gauche radicale n’est pas une simple addition de mouvements, elle propose une stratégie pour l’émancipation. Résolument politique, elle sait que la conquête de l’Etat est un élément décisif pour engager un processus de transformation social. Mais elle sait aussi que cette conquête sera impuissante si elle n’est pas portée par des mobilisations populaires de grande ampleur. Les idées ne font leur chemin que lorsque des forces sociales les poussent.
A tous égards, Syriza vient de nous donner une leçon. Intransigeante sur l’essentiel – le refus de l’austérité – mais ne récusant pas la discussion, elle vient de renvoyer la social-démocratie grecque, le Pasok, à sa préférence pour une alliance avec la droite, tout en engageant un dialogue avec les syndicats et les mouvements sociaux pour expliquer sa démarche. Sa montée en puissance lors d’un éventuel nouveau scrutin le mois prochain est inéluctable.
Face à l’extrême droite, à la tentation du recours militaire ou à une intervention antidémocratique supplémentaire de l’Union européenne, la solidarité avec le peuple grec est une nécessité impérieuse. En France, l’appui du Front de gauche est acquis, mais qu’en est-il de l’attitude du nouveau pouvoir socialiste ? Les décisions de François Hollande dans les semaines à venir vont non seulement marquer sa présidence, mais sceller le sort de la social-démocratie à l’échelle du continent.
François Hollande va-t-il considérer, comme l’ont réaffirmé Angela Merkel et Jörg Asmussen de la BCE qu’«il n’y a pas d’alternative» aux réformes exigées par la troïka ? Il n’y aurait dès lors que deux solutions : soit donner un blanc-seing à une solution autoritaire qui officialiserait le rabaissement de la souveraineté de la Grèce à celle d’un protectorat, soit expulser le pays de l’euro, donnant le coup d’envoi de la dislocation géopolitique du continent.
Va-t-il au contraire entamer, comme Syriza l’y invite, un processus de relégitimation de l’Europe en subordonnant les formes de l’intégration économique à la réalisation d’objectifs de convergence sociale et de transformation écologique ? Un tel engagement impose de rompre le consensus avec la droite européenne et d’assumer une crise politique au sommet. Se pourrait-il que le soutien à la gauche radicale grecque devienne, pour les nouvelles générations, ce que le soutien au Vietnam fut pour la génération 68, à savoir un puissant levier de mobilisation à l’échelle globale ?